Yves Bonnefoy, in memoriam

 

di Jean Pierre Jossua

Le poète véritable, l’homme d’une humanité exceptionnelle, l’ami plein de délicatesse nous quittés au début de juillet 2016, après une vie et une création d’assez longue durée pour que nous ayons pu prendre la mesure de sa présence et de ses apports. Il est né en 1923 à Tours, dans une famille modeste, enracinée dans ce centre sud de la France où il passera ses vacances d’enfant. Après des études de mathématiques et de philosophie, il se consacrera à la création poétique, en gagnant sa vie grâce à des tâches éditoriales et à des enseignements dont les dernières années ont eu pour cadre le Collège de France.

De ses amitiés surréalistes, il a gardé l’attente fiévreuse, le goût de l’instant intense, le refus de toute censure. Il a rejeté ce qu’il dénonçait comme la recette pauvre de l’écriture automatique qui ne produit que des fantasmes élémentaires et ce qu’il percevait comme religiosité détournée, gnose cherchant un absolu en dehors de l’existence réelle. Se situant dans le grand courant de la poésie française moderne partant de Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé, il a fait le choix de s’éloigner de la recherche d’une pure perfection du langage en vue de créer un univers de beauté qui permet d’affronter le néant (l’option qui fut celle de Mallarmé) et de prolonger à la fois les décisions de Rimbaud de privilégier la «réalité rugueuse» et de Baudelaire de s’accorder à la fragilité d’autrui souffrant et mortel.
Mais là où Rimbaud abandonne, là où Baudelaire désespère, Yves Bonnefoy proclame un espoir. Il écrit en 1959: «Faisons une nouvelle fois, je le propose aujourd’hui, le pas baudelairien de l’amour des choses mortelles. Retrouvons-nous sur le seuil qu’il a cru fermé, devant les plus désolantes preuves de la nuit. Restons pourtant devant cet horizon sans figure […]. Un possible apparaît sur la ruine de tout possible […]. Toute chose réelle, soit tragique, soit apaisée [vient] à se lever, au cœur sacré de l’instant, pour une éternité de présence» («L’acte et le lieu de la poésie», repris dans L’Improbable).
Il est permis de penser que c’est dans son œuvre de poésie en vers que Bonnefoy a donné le meilleur de sa création, et il m’a confirmé que c’était aussi son sentiment. Au long de ses quatre premiers recueils son attitude existentielle et sa compréhension de la parole de poésie s’affermissent et mûrissent. Avec Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), la poésie se soumet à l’épreuve de la finitude et de la mort, et elle pressent une terre où se reformerait le sacré si l’on allait assez loin dans la simplicité de quelques grands mots. Dans Hier régnant désert (1958), la difficulté de vivre et un doute sur le caractère artificiel du monde qui a été recréé dans le livre précédent conduisent à une nouvelle épreuve: celle du temps réellement vécu, du rejet de la beauté idéale et du narcissisme; la «théologie négative» y exorcise l’illusion d’une esthétique de la transcendance. Avec Pierre écrite (1965), l’enjeu devient l’épreuve d’une découverte vécue de l’autre être humain et de l’acceptation d’une dimension éthique; alors adviennent «le simple et le sens», alors l’image peut révéler le réel si elle ne prétend plus s’y substituer (c’est le moment de «théologie positive»). Enfin, Dans le leurre du seuil (1975),  œuvre majeure, représente la synthèse des deux battements: le doute et l’affirmation, le manque et la plénitude, l’épars et l’indivisible; la part du positif s’y accroît moyennant un consentement équilibré à l’ambiguïté des images («leurre», mais sur le «seuil», que je dirais «indice liminaire» du transcender). Jusqu’aux toutes dernières années, de beaux recueils en vers prolongeront ceux-là, montrant un renouvellement surprenant qui ne connaîtra peut-être pas d’équivalent dans d’autres champs.

De plus en plus, une œuvre poétique en prose est venue s’ajouter à celle-là, assez différente d’elle et, dans la pensée de Bonnefoy, complémentaire. Au début, la prose poétique admirable de L’Arrière-Pays (1972) – qui évoque l’espoir impossible d’un locus amoenus tout proche et caché – et celle de Rue Traversière (1977) explorent les possibilités ouvertes par leur caractère narratif. Ensuite, des poèmes en prose, plus surprenants, dont la lecture relève davantage de l’association que de l’interprétation, sont apparus sous le titre général de «récits en rêve». En eux le désir inconscient acquiert une présence accrue à travers le rêve ou la rêverie. Parmi eux, ou bien en vers, quelques grands poèmes se sont  présentés comme de véritables «mythes de Dieu», tels «Sur de grands cercles de pierres», «L’Encore aveugle» et «Les planches courbes».
Je dois en venir à présent à la poétique d’Yves Bonnefoy, qui a marqué au-delà du cercle déjà étendu des admirateurs de sa poésie. Je ne puis proposer ici que trois notations à son sujet. La première est la méfiance à l’égard du langage. Non seulement celui des images qui, nous l’avons vu, peuvent être trompeuses comme constructions d’un monde idéal ou comme rejetons de l’inconscient. Mais aussi et surtout celui du concept, le langage des connaissances et de l’usage courant, qui est aliéné et n’offre que l’illusion de rejoindre la réalité. Choisir la «présence», c’est critiquer la représentation: l’ordre clos et étranger à l’expérience. Bonnefoy devra mener tôt une critique du monde des notions, au nom de la chose même aimée et, au-delà, au nom de l’unité, «l’indéfait», de l’univers; plus tard, une critique du système des structuralistes et des jeux dans la langue de la poésie qu’ils ont marquée, au nom du Je réel (non du moi empirique) qui parle.

En second lieu, qu’est-ce qui va permettre à la poésie d’échapper à ces pièges ? Ce sera de se concentrer sur les mots, et surtout ces grands mots simples nés de notre propre vie, dans lesquels la réalité sensible n’est pas perdue. Et l’on dira non le pain, mais ce pain. En particulier, l’attention se portera sur cette autre face du mot que celle du signe: le son. C’est par les sonorités, timbres, couleurs, par le mètre, le rythme, les allitérations, «tout ce qu’on peut dire la forme», que l’on reviendra dans l’espace de la parole au-delà de l’économie des notions.
Dans ces conditions – en troisième lieu – quel sera le travail du poète ? De laisser monter en lui les mots qui viennent du profond de l’être personnel, mais de les critiquer ensuite afin d’éviter un asservissement aux éléments les plus pauvres et les plus généraux de l’inconscient – associations obscures, énonciations brutales des faits, etc. –, et de reprendre ces mots dans l’élaboration de la forme. En particulier, faut-il ajouter, dans le mètre du vers. Afin que prédominent l’imagination désirante et la présence de l’être, «cette co-présence où la terre devient parole et où le cœur s’apaise puisqu’il peut enfin l’écouter et mêler même sa voix à d’autres».

La poésie de Leopardi, que Bonnefoy a remarquablement traduite, nous a donné un exemple fondateur pour cette tentative. Critiquant et le conceptualisme des Lumières et l’anthropocentrisme romantique, Leopardi s’est affronté au néant – de là sa modernité. Mais autre chose apparaît dans sa poésie : une musique, des êtres, une beauté qui témoignent d’une confiance et l’inspirent au lecteur en dépassant le pessimisme radical du Zibaldone. La musique même des mots y «rouvre le monde de l’immédiat et de l’unité», rend «le monde de la vie simple et profond à qui, avec confiance, se risquera dans le chant» (L’Enseignement et l’exemple de Leopardi, 1988).

À son œuvre proprement créatrice, à de nombreux essais dans lesquels s’exprime sa pensée du poétique, à ses traductions de l’italien et de l’anglais, Yves Bonnefoy a ajouté un grand nombre d’écrits critiques qui ont porté soit sur l’art, soit sur la poésie.
Son intérêt pour la peinture de la Renaissance et du xviie siècle a abouti notamment à  un grand livre: Rome 1630 (1970). Son admiration pour Goya à un autre: Goya, les peintures noires (2006). Son désir d’accompagner l’art contemporain a conduit à de nombreux volumes en collaboration avec des peintres (tels Titus-Carmel, Hollan, Garrache, Ostovani) et à une étude considérable sur Giacometti (1991). Il se pourrait que l’on rencontre ici, une première fois, une limite de la critique telle que la conçoit Bonnefoy. Son engagement personnel est tel dans l’approche des œuvres, que l’équilibre herméneutique entre l’histoire ou l’étude objective et l’interprétation risque d’être rompu au profit de cette dernière.

Dans son œuvre critique sur le terrain de la poésie, on comprendra, après la remarque que je viens de faire, que ce travail aura le plus de chances d’être incontestable là où existe le maximum d’affinités. Ainsi au sujet du «quadrangle» (c’était, humoristiquement, son mot) de Nerval, Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé. En particulier on a pu écrire, au sujet de ses essais sur Baudelaire, qu’ils ont ouvert une nouvelle époque de la lecture de ce poète. En revanche, il est permis de penser que ses admirables traductions de Shakespeare, écrits selon le principe du maximum de création dans la langue réceptrice afin d’atteindre à une fidélité profonde, par opposition au littéralisme stérile qui est à la mode, sont souvent accompagnées de commentaires dont les interprétations sont discutables et parfois presque projectives. Ici intervient, selon une explication récente donnée par Bonnefoy lui-même, une seconde source de difficultés. L’attention privilégiée accordée à ce que portent dans l’anglais le son et le rythme, ainsi que l’effet correspondant pour les rendre en français, amènent sans doute à sacrifier une part de l’accueil du sens et de la cohérence propre aux personnages shakespeariens dans le texte lui-même. Amicus Plato

Je vais m’attarder un instant, pour terminer, à mettre en lumière un aspect de l’œuvre qui me requiert particulièrement et qui est souvent méconnu ou passé au silence par ses interprètes, car chacun retient dans une œuvre ce qui correspond à ses attentes profondes et va parfois jusqu’à nier le reste. Au cœur de l’œuvre de Bonnefoy, on peut lire une visée et une expérience de l’absolu, dans les limites de l’instant, donc de la finitude et de la mortalité : «l’absolu que nous désirons gît dans la plénitude d’une seconde où intensité vaut éternité» (1976). Les affinités religieuses de la recherche s’attestent d’emblée au niveau du vocabulaire : la «théologie positive» se réfère à l’expérience de l’Un - (Bien), de l’Absolu, de «Dieu», de la Présence, dans les conditions de l’Incarnation (ici et maintenant), et les mots pour dire cette relation virtuelle ne sont pas moins significatifs: la foi, l’espoir, le voisinage de l’expérience mystique. Bonnefoy s’inscrit en cela dans une longue lignée: depuis la fin du xviiie s.,  il appartient à la conscience de soi de la poésie de prendre, dans le rapport à l’absolu, le relais d’une religion discréditée et d’un Dieu jugé inaccessible, absent ou non existant. Voici un exemple de la façon dont s’exprime Bonnefoy: «Dieu est à naître, et j’ai à des moments, non une foi, bien sûr, mais une foi dans la foi possible».

On sait la distance profonde qui a toujours séparé Yves Bonnefoy d’une adhésion religieuse, la critique qu’il a plus d’une fois faite des aspects aliénants de la foi chrétienne: le refus de la chair, les dogmes, la vie éternelle. Mais on trouve aussi chez lui, sous le terme d’«Incarnation»  – par opposition à la gnose – une référence explicite à l’apport historique du christianisme à la vérité de toute relation possible à un absolu. «[…] L’invention baudelairienne de tel être ou de telle chose est bien chrétienne pour autant que Jésus a souffert sous Ponce Pilate, donnant une dignité à un lieu et à  une heure, une réalité à chaque être»  (1959).

Ce n’est pas le lieu, ici, d’analyser les variations qui se sont produites dans l’attitude d’Yves Bonnefoy sur ces sujets: d’une hostilité originaire, renforcée par le surréalisme, à un  moment où il s’affirmait «au plus près de la foi» (par la recherche et l’expérience) mais sans foi, puis aux dernières années où la critique s’est faite quelque peu simpliste et, en tout cas, la distance est redevenue plus évidente. Au moment où je l’ai connu, au début des années 80, la phase des affinités était à son apogée. À propos de Valsaintes, grande maison acquise en Haute Provence avec sa femme Lucy, et dont une partie était une église qu’ils tentaient de restaurer, il me disait : l’espace du religieux est essentiel pour moi comme pour vous… mais il est vide. Plus tard, en 1978, au sujet de l’œuvre critique que je lui ai consacrée dans laquelle j’ai montré l’importance de sa quête d’absolu – sans aucunement dissimuler  les limites et refus –, et à l’occasion de mon commentaire de Dans le leurre du seuil, il m’écrivait en évoquant «l’absolu que la poésie essaie d’attester faute de pouvoir le vivre». Il ajoutait: «Jamais comme dans cette relation entre vous, critique, et moi qui écris, ne s’est manifestée aussi bien, à mes yeux, la fécondité de la décision qui est vôtre, de rapatrier la poésie dans une expérience plus vaste, quitte à lui donner beaucoup […]».

Au poète magnanime, à l’ami merveilleux, vont la gratitude et l’espoir que de nombreux lecteurs découvriront encore son inestimable apport.


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POESIA , FRANCIA , letteratura , MEMORIA


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Letteratura

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